Construire une souveraineté européenne en matière de défense
En effet, dans le contexte géopolitique actuel, c'est-à-dire un peu plus de deux ans après le début de la guerre en Ukraine, six mois après l'attentat mené par le Hamas contre l'État d'Israël, et dans l'hypothèse de l'élection éventuelle de Donald Trump à la Maison Blanche et des tensions dans le monde arabe et en Indo-Pacifique avec la Chine, la question de l'Europe de la défense et plus largement du réarmement européen doit revenir au centre des discussions européennes : l'Europe se doit d'être capable, dans le cadre d'une souveraineté européenne et d'une certaine indépendance, de se défendre, avec ses propres capacités militaires dont elle conservera la maîtrise pleine et entière, de l'élaboration à la production. Il est peut-être temps, pour l'Europe, sans basculer dans la peur et l'angoisse, d'aborder, froidement, l'importance des risques d'un éventuel conflit, et de passer d'une posture défensive à une posture plus offensive. Nous devons envoyer un message clair à la Russie (et son dirigeant Vladimir Poutine) dont les attaques successives et intempestives des intérêts français par le biais de moyens hybrides (désinformation, guerre de l'information et attaques cybers) pourraient être perçues, notamment par leur intensité et leur récurrence, comme de vrais actions agressives non armées à l'encontre de la France.
Aussi, dans un monde actuellement en recomposition où le multilatéralisme fait défaut pour solutionner les crises mondiales, l'UE doit être capable de se défendre et, à défaut de disposer d'une Europe de la défense établie et d'une armée commune, et pour cela d'augmenter considérablement sa Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) - tout en développant des infrastructures communes de sécurité dans le cadre d'une BITD européenne - qui lui permette d'intervenir sur l'ensemble des champs, des milieux et des espaces dans lesquels son action pourrait s'avérer nécessaire, pour se protéger, se défendre et intervenir également, le cas échéant, dans le cadre d'opérations de maintien de la paix hors Europe.
La question de la BITD revêt donc un enjeu stratégique particulier : elle dépasse la sphère française et s'étend à l'ensemble des États européens ; elle englobe des questions de sécurité économique et appelle la recherche d'une cohérence et d'une solidarité entre les États afin de mutualiser les moyens notamment technologiques et financiers et atouts dont ils disposent dans l'objectif de démultiplier l'impact des investissements à réaliser. Nous préconisons donc d'appréhender l'Europe de la défense par le renforcement d'une BITD française et européenne.
Nous pourrions formuler les propositions suivantes pour le financement et le renforcement d'une BITD française et européenne :
- 1. Favoriser la structuration d'écosystèmes d'entreprises au niveau européen.
L'objectif vise à regrouper et implanter les entreprises européennes autour de spécialités dans le cadre de clusters dédiés afin de faciliter les échanges, l'innovation entre les acteurs et d'atteindre des tailles critiques nécessaires à leur développement. - 2. Faciliter l'accès aux financements des entreprises de la défense.
Pour cela il faut légiférer à l'échelle européenne (Directive / Règlement) et créer un compartiment réglementaire dérogatoire en s'appuyant sur la justification de la défense des intérêts vitaux européens afin de libérer les sources de financement et de mobiliser les investisseurs institutionnels privés. La création d'une filière spécifique d'investissement dans l'industrie de l'armement à l'échelle européenne pourrait rassurer et sécuriser les investisseurs.
Un investissement massif dans la BITD pourrait permettre à la France, d'une part, de se positionner comme le leader européen en capitalisant sur nos industries de défense, d'autre part, de faire émerger les pépites de demain, dont l'innovation technologique civile et militaire pourrait créer les emplois de demain : la BITD française pourrait être un moteur de croissance notamment par les créations d'emplois directes et indirectes induites par ces activités et contribuer directement ainsi à la richesse de notre pays comme le « bâtiment » (BTP) a pu l'être, à plusieurs reprises, dans notre histoire économique.
A l'échelle européenne, alors que les schémas décisionnels institutionnels sont longs et fastidieux, l'investissement dans une BITD européenne pourrait être l'un des catalyseurs tant attendus par les États membres pour envisager, ultérieurement, la formalisation politique d'une Europe encore plus intégrée et plus souveraine. Ainsi, sans éviter les querelles habituelles entre les États membres, la BITD européenne pourrait jouer le rôle de ciment en favorisant la solidarité entre les États membres : le volet économique n'est-il pas à l'origine de la création de l'Union européenne (CEE : Communauté Économique européenne) dont il constitue son ADN ?
Enfin, la BITD, pourrait être considérée comme un instrument d'influence de l'action politique française, et servir efficacement de marchepied pour renforcer, en Europe (mais également au sein de l'OTAN), l'expression d'un leadership français qui a pu, d'ores et déjà, se refléter et se traduire à travers la « boussole stratégique » adoptée en mars 2022.